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Conseils financiers, Lettre d'Actualités Techniques

Rupture brutale de relations commerciales établies : des règles précisées pour l’évaluation du préjudice subi

Sous l’égide de la cour d’appel de Paris, un groupe de travail mené par Chantal ARENS, première présidente de la cour d’appel de Paris, et Muriel CHAGNY, professeur de droit, constitué de magistrats, de professeurs de droit et d’experts judiciaires en finance avait élaboré en 2017 un recueil de précieuses fiches méthodologiques sur le thème de l’évaluation du préjudice économique. Ces fiches ont été complétées et mises à jour des derniers développements législatifs et jurisprudentiels, une première fois en 2020, puis encore enrichies tout récemment, en janvier 20241.

Ces fiches à vocation pédagogique constituent un corpus fort utile aux praticiens pour comprendre les règles de réparation et en particulier permettent aux juristes d’entreprises et aux directeurs financiers d’apprécier, face à un préjudice subi, les règles susceptibles de s’appliquer au calcul de sa réparation. Elles rappellent les règles générales de réparation du préjudice économique, le rôle des experts judiciaires ou privés dans leur appréciation et donnent des exemples concrets de différentes formes de préjudice économique (pratiques anti-concurrentielles, concurrence déloyale, parasitisme, atteinte à la propriété intellectuelles, cessions de titres…).

Plus particulièrement, les fiches 13a et 13b fournissent des informations plus fournies que précédemment sur la réparation des préjudices résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies, préjudice réparable au titre de l’article L 442-1 II du code de commerce ; elles apportent aussi des précisions et de nouvelles références jurisprudentielles.

Qu’est-ce qu’une rupture brutale de relations commerciales établies ?

Une relation commerciale établie se caractérise par une certaine durée et doit avoir été suffisamment significative et stable pour que le fournisseur ait pu raisonnablement anticiper un flux d’affaires ayant une certaine pérennité avec son client. Peu importe que les relations commerciales consistent en des contrats à durée déterminée conclus à des rythmes variables. Cependant une relation commerciale même ancienne peut être considérée comme précaire s’il existait une mise en concurrence régulière notamment par voie d’appel d’offres.

La rupture brutale se caractérise par la fin des relations sans préavis ou avec un préavis insuffisant ou ineffectif. Certes, la rupture de la relation sans préavis peut être justifiée par une inexécution de ses obligations par le fournisseur si celle-ci présente un caractère de gravité suffisant ou par la force majeure. La détermination de la durée normale de préavis écrit tient compte dit le texte de loi « de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels », mais ne peut excéder dix-huit mois.

Cette rupture peut être partielle (affectant seulement certains produits ou encore modifiant les conditions contractuelles de manière substantielle) sauf justification par des impératifs de marché, indépendants de la volonté du client.

Comment se mesure le préjudice indemnisable ?

Même si dans certains cas exceptionnels, il a été possible à la victime d’obtenir lors d’une action en référé, la poursuite de la relation commerciale pendant la durée du préavis raisonnable, le préjudice est le plus souvent réparé par une indemnité.

Pour l’essentiel cette indemnité couvrira les gains manqués par le demandeur, mais d’autres éléments peuvent être pris en compte.

Les gains manqués pendant la durée du préavis raisonnable

Le demandeur doit dès lors au soutien de sa demande justifier des gains nets manqués qu’il aurait pu espérer pendant une durée normale de préavis.

Il s’agit là d’une question de fait et les fixations des indemnités par les juges du fond ont parfois relevé de méthodes de chiffrage hétérogènes.

La Cour de cassation a finalement tranché sur la méthodologie à appliquer. Ainsi dans un récent arrêt du 28 juin 20232 elle indique le mode de chiffrage du préjudice à retenir : « Le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s’évalue en considération de la marge brute escomptée, c’est-à-dire la différence entre le chiffre d’affaires hors taxe escompté et les coûts variables hors taxe non supportés durant la période d’insuffisance de préavis, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d’activité résultant de la rupture, durant la même période. »

La base de l’indemnisation est donc la marge sur coûts variables relative au chiffre d’affaires perdu pendant la durée du préavis raisonnable.

La durée du préavis raisonnable s’apprécie concrètement en tenant compte notamment de la durée de la relation commerciale, la jurisprudence prenant également en considération les difficultés de reconversion propres à l’entreprise victime du préjudice.

La marge sur coûts variables ne ressort pas des états financiers et ne relève pas davantage d’une définition normalisée. Elle doit donc être calculée et étayée par des pièces justificatives.

Il est recommandé de produire une attestation du commissaire aux comptes ou de l’expert-comptable de la société victime qui portera à la fois sur le chiffre d’affaires réalisé avec le co-contractant sur les exercices précédant la rupture brutale, mais aussi sur le taux de marge sur coûts variables. Les éléments de coûts contribuant à la marge sur coûts variables devront être extraits de la comptabilité générale après une analyse de la typologie des coûts de l’entreprise permettant de les ventiler entre coûts fixes et variables. Ces derniers peuvent se trouver en lecture directe dans les comptes (par exemple les achats et la variation des stocks) ou demander des analyses plus fines (ex : personnel intérimaire directement lié au chiffre d’affaires, coût de l’énergie affecté à la production…). La marge moyenne sur coûts variables ainsi obtenue sur plusieurs exercices, multipliée par la durée d’un préavis raisonnable, servira de base au calcul de l’indemnité. En cas d’exercices atypiques (par exemple perturbés par la crise sanitaire) des retraitements de normalisation pourront être effectués, l’idée étant d’arriver à mesurer au plus près la marge théorique perdue pendant la période du préavis.

La fiche 6 de la cour d’appel de Paris donne un éclairage sur cette notion de marge sur coûts variables dont la définition n’est pas spécifique à la réparation d’un préjudice lié à une rupture brutale de relations commerciales établies.

Les autres éléments du préjudice réparable

À la perte de marge, la jurisprudence accepte d’ajouter d’autres éléments de charges (perte d’investissements spécifiques, coûts de licenciement) à la condition qu’ils puissent être directement reliés à la rupture brutale.

La Cour de cassation a même décidé que l’indemnisation d’un préjudice moral lié à la rupture brutale était possible.

Pour conclure

Dans des cas complexes, l’intervention d’un expert privé peut être conseillée pour que soit mise en œuvre une méthodologie de chiffrage du préjudice subi portant sur la durée du préavis et surtout pour son calcul à partir des comptes historiques et d’une projection du chiffre d’affaires ainsi que de la marge perdue.

1 Fiches disponibles sur le site internet de la cour d’appel de Paris.

2 COM.28 juin 2023, pourvoi n°21-16.940.